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Groenland : Un peuple qui décide de son destin Toutes les actualités A Minova-Bweremana, un Groupe local d’Economie humaine au cœur d’une population qui se prend en charge

 

 

Rappelons d’abord les faits. 

 

Le 14 mars dernier, au terme d’une crise qui durait depuis  plusieurs mois, le Conseil d’administration de Danone mettait fin avec effet immédiat aux fonctions de PDG d’Emmanuel Faber.

Danone est une multinationale dans trois secteurs de l’industrie agro-alimentaire : les produits laitiers frais et d’origine végétale, les eaux conditionnées, la nutrition infantile et médicale. Ses produits sont vendus dans 120 pays et le groupe emploie plus de 100 000 salariés dans 55 pays.

 

Le groupe se caractérise aussi par la façon de se définir.

Dans les années 70, son fondateur, Antoine Riboud affirmait le principe du double projet, économique et social de l’entreprise. Cette référence s’est maintenue sous la direction de son fils Franck qui lui a succédé, puis sous celle d’Emmanuel Faber depuis 2014.Tout au long de ces années, Danone s’est engagée dans le mouvement de la RSE (Responsabilité Sociale des Entreprises). Dans notre livre Chemins d’économie humaine nous avons cité l’exemple de Grameen Danone Foods au Bangladesh, entreprise créée avec Mohammed Yunus pour produire et distribuer un yaourt à fort pouvoir nutritif.

 

 

Une entreprise à mission

 

Cette orientation s’est consolidée en avril 2019 quand Danone a décidé de prendre le statut d’entreprise à mission. Ce statut a été défini par une loi de mai 2019 inspirée par un rapport « Entreprise et intérêt général » de 2018 auquel la revue Développement et civilisations a consacré son numéro 344. Précisons que l’adoption de ce statut a été décidée à l’unanimité du Conseil d’administration et avec une majorité de 98% par l’Assemblée générale des actionnaires de juin 2020.

 

« Apporter la santé par l'alimentation au plus grand nombre », telle est la définition générale de la mission. Elle se décline en  quatre grands objectifs : un « portefeuille de produits plus sains » apportant la santé au plus grand nombre ; le soutien à une « agriculture régénératrice » pour protéger et renouveler les ressources de la planète (usage de l’eau, réduction du plastique et des émissions de CO2) ; la poursuite de l’innovation sociale ; et une politique inclusive pour ses salariés et son écosystème proche (prestataires…).

 

Se transformer en « entreprise à mission » dotée d’une raison d’être, insiste M. Faber lors de cette AG, « ce n’est pas business as usual d’un côté et philanthropie de l’autre, mais une démarche intégrée ».

 

« Les décennies de croissance économique auront épuisé les ressources de la planète avant d’étancher notre soif de posséder, notre modèle de production-consommation nous ayant entraînés dans une économie de l “avoir” plutôt que de l “être” », avec pour conséquence « l’insoutenable concentration de la richesse dans le monde, véritable bombe à retardement ».

 

Pour se préparer aux défis qui jalonneront les cent prochaines années, M. Faber estime donc qu’il faudra notamment lutter contre « la déshumanisation de l’économie ».

 

« Oui, nous pensons qu’il n’y aura plus d’économie de marché sans justice sociale, que c’est le seul enjeu légitime de la mondialisation. »

 

Et lors d’un emblématique discours devant les étudiants d’HEC en 2016, Emmanuel Faber a notamment déclaré que « Le pouvoir n’a de sens que si vous vous en servez pour rendre service ».

 

Le statut d’entreprise à mission ne se limite pas à des déclarations. Le conseil d’administration nomme un comité de mission « composé de personnalités d’expertise mondiale » venues de tous les horizons. Le respect des objectifs est vérifié chaque année, sur la base d’indicateurs précis, par un « organisme tiers indépendant ». Les résultats seront présentés aux actionnaires lors de l’assemblée générale annuelle. Cette démarche s’inscrit dans le mouvement de certification « B Corp » dans lequel Danone s’est engagé en 2015.

 

 

 

Qui aura la peau du "Soldat Faber" ?

 

Avec la pandémie de Covid, le chiffre d’affaires et la marge opérationnelle courante  du groupe ont baissé de 1,5% en 2020 par rapport à 2019. A noter cependant que cette marge reste largement positive, 13% et que depuis plusieurs mois au moins, deux fonds activistes, Artisan Partners et Bluebell Capital qui détiennent chacun environ 3 % du capital mènent campagne contre le PDG, mettant en avant une chute du cours de bourse d’un quart de sa valeur. Ils soulignent aussi qu’entre 2014 et 2020, ce cours de bourse a augmenté de 3% pour Danone alors qu’il a augmenté de 45% pour Nestlé et de 70% pour Unilever les concurrents mondiaux de Danone.

 

C’est ce conflit qui a débouché sur la mise à l’écart d’Emmanuel Faber le 14 mars 2021.

 

Les opposants à Emmanuel Faber ainsi que les nouveaux dirigeants ont déclaré qu’ils ne remettaient pas en cause le statut d’entreprise à mission ni les objectifs sociaux et environnementaux du Groupe. Ils ont critiqué un exercice solitaire du pouvoir ainsi qu’un plan de réorganisation qui visait à donner le pouvoir à des entités nationales par rapport aux entités par produits.

 

Quelles leçons pouvons-nous tirer de cet épisode, nous qui, avec l’économie humaine, soutenons que l’économie a pour objet de répondre aux besoins de tous les hommes et non de dégager du profit pour une minorité et que les acteurs économique, comme tous les acteurs de la société sont responsables des impacts qu’ils ont sur la société et sur l’environnement naturel ?

 

Nous ne disposons pas d’éléments d’appréciation des modes de direction pratiquée par Emmanuel Faber. Mais si tous les dirigeants qui ont un mode d’exercice du pouvoir très personnels et autoritaires étaient écartés pour ces raisons, on assisterait très probablement à une avalanche de départs !

 

Ce n’est pas la personne d’Emmanuel Faber qui est en jeu, mais bien sa conception de l’entreprise. Saluons cependant l’homme qui a délibérément renoncé à sa retraite chapeau et à son parachute doré en cas de départ. Et qui a pris publiquement des positions humanistes, en prenant de véritables risques sur sa personne.

 

Ses opposants ont voulu administrer la preuve que le seul objectif de l’entreprise est de dégager le maximum de profit pour l’actionnaire et que le cours de bourse est l’indicateur qui doit guider toutes les décisions d’un dirigeant. Toutes les autres considérations sont secondes par rapport à ce paradigme.

 

Et on ne peut pas ne pas voir dans l’événement, la volonté de donner aussi une leçon à un trublion qui « faisait tache » au milieu de ses pairs.

 

L’idéologie qui fait de la maximisation du profit pour l’actionnaire le seul guide de l’action de l’entreprise et plus largement de l’activité économique n’a aucune base scientifique. C’est un positionnement purement idéologique.Toutes les études montrent au contraire que la réussite économique durable de l’entreprise et la qualité de vie d’une société suppose la prise en compte de l’ensemble des parties prenantes de l’entreprise et des composantes de cette société.

 

Exiger une profitabilité minimale de 15%, voire beaucoup plus puisque la comparaison est toujours faite avec les taux les plus élevés, est à la fois injuste et irrationnel. Injuste dans une période où les revenus du travail du plus grand nombre stagnent ou régressent, irrationnel car le bien-être de l'ensemble de la population ne peut pas progresser chaque année à de tels niveaux. C'est injuste et irrationnel, mais cela sert les intérêts de la caste de ceux qui accaparent les leviers de l'économie à leur profit.

 

Faire monter le cours de bourse à court terme, sans considération des dégâts collatéraux, pour empocher le profit et passer à une autre proie ne sert aucunement l’intérêt général mais le seul intérêt des détenteurs de capitaux qui se désintéressent de l’économie réelle et de ce que l’économie peut apporter à une société en quête du bien-être de tous.

Et ce sont bien les tenants de cette idéologie " inanciariste " qui ont eu la peau du soldat Faber.

 

Nous sommes délibérément dans l’autre camp et nous condamnons ce qui vient de se passer.

 

 

 

Quelles leçons devons-nous en tirer ?

 

 

La finance privée fait tout pour éviter l’instabilité des profits. Les risques de l’économie réelle sont reportés, d’une part, sur les salariés avec la flexibilité des salaires ou des emplois et sur ceux que l’on appelle pudiquement des travailleurs indépendants, voire des entrepreneurs individuels, d’autre part sur les sous-traitants avec l’externalisation des processus de fabrication, sous-traitants qui portent le poids des ajustements. D’un autre côté, les dirigeants des entreprises cotées en bourse sont intéressés à la valeur des actions et, surtout, ont vu leur poste lié à leur capacité de maintenir un retour sur investissement, ROE, dont le minimum est fixé par les gros actionnaires. En conséquence des entreprises s’endettent en rachetant leurs actions avec des prêts bancaires aujourd’hui à taux très bas. Dès lors entreprises et banques ont un intérêt commun : celui de faire monter les cours. Les gestionnaires d’actif deviennent les maîtres du jeu.  

 

Dans ce système dont le paradigme est la recherche du profit maximal pour le détenteur du capital, l’engagement et les qualités personnelles d’un dirigeant ne suffisent pas à garantir la prise en compte des intérêts et des logiques des différentes parties prenantes et l’intérêt général de la société. Il y a bien là un changement structurel à opérer avec l’affirmation du principe que l’économie a pour objet de servir el bien commun en répondant aux besoins dans leur diversité de touts les membres de la société dans leur diversité. Dans cette perspective, la finance est bien un moyen et non une fin pour elle-même. C’est ce que le RIEH promeut avec l’économie humaine et que beaucoup d’autres promeuvent en recourant à d’autres concepts ou approches inscrivant leur action en réponse aux besoins humains. L’important, c’est à la fois que cette vision soit partagée et qu’on en tire toutes les conséquences. Ce n’est manifestement pas le cas quand on donne comme objectif aux dirigeants d’une  entreprise de faire monter son cours en bourse et comme objectif aux politiques économiques publiques de faire croître le Produit Intérieur Brut du pays.

 

Dans cette perspective, la gouvernance des entreprises privées doit également être structurellement réorganisée, notamment celle des entreprises cotées. Celle-ci est entièrement aux mains des actionnaires et même, l’exemple de Danone le montre, dans le cas d’un actionnariat très dispersé, aux mains d’actionnaires activistes même très minoritaires. Les actionnaires ne sont qu’une des parties prenantes et les autres doivent aussi être représentées, non pas au demeurant pour faire valoir leurs intérêts propres, mais parce qu’elles concourent toutes à la réussite de l’entreprise. L'objet social de l'entreprise ne se réduit pas à la somme des intérêts des parties prenantes. Comme porteurs de l’économie humaine nous n’avons pas un modèle unique de gouvernance à proposer. A la différence d’ailleurs des porteurs de l’idéologie de la maximisation du profit pour l’actionnaire qui ont réussi à imposer un modèle unique de la bonne gouvernance. Il peut y avoir plusieurs modèles répondant au principe de viser l’intérêt social de l’entreprise, en prenant en compte les parties prenantes et l’intérêt général  de la société.

 

C’est d’ailleurs l’intérêt du statut d’entreprise à mission qu’a adopté Danone que de comporter un certain nombre de dispositions concernant la gouvernance... Il met en place deux comités, un interne, l’autre externe et indépendant en charge de s’assurer que la mission est respectée. Ce dernier établit un rapport basé sur des indicateurs précis et qui est présenté à l’Assemblée générale. On verra dans le cas de Danone si ces structures permettent à la mission d’être poursuivie au-delà du changement de la personne du dirigeant. C’est ce que certains commentateurs mettent en avant. Compte-tenu des logiques qui ont été mises en œuvre lors de la crise de Danone, on peut légitimement avoir des doutes à ce sujet. Le nouveau Président et le prochain Directeur auront bien compris qu’ils seront jugés sur leur capacité à faire remonter le cours de la bourse et non sur le soutien qu’ils auront apporté à un « modèle d’agriculture régénérative, plus juste et plus durable ».

 

Il est temps que le beau mot d’entrepreneur ne soit pas dévoyé pour désigner la petite minorité des dirigeants attentifs à protéger les privilèges de leur caste, mais toutes les personnes qui se dédient à organiser le travail collectif pour répondre aux besoins de tous par le travail de tous. Emmanuel Faber était de ceux-là. Souhaitons lui de trouver la place où il pourra continuer à exercer ses talents.

 

Michel Tissier

Secrétaire international du RIEH

 

 

 

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