Bien qu'il adhère entièrement aux objectifs d'une «économie humaine», le professeur Defourny est particulièrement réticent à l'idée de mobiliser des acteurs ou chercheurs économiques belges et autres autour de ce concept car ceci risquerait de disperser et de fragiliser la réflexion et l'action que le concept et le modèle de l'économie sociale ont réussi à créer et faire reconnaître en Belgique et à un niveau international.
Ceci lui semble d'autant plus dommageable que l'économie sociale lui apparaît comme concrétisant en très grande mesure les aspirations d'une « économie humaine » telles que décrites dans le livre « Chemins d'économie humaine ». Représentant en Europe 15 % de l'emploi salarié et des millions de volontaires, l'économie sociale est parfois appelée aussi « troisième secteur » car elle se distingue tant du secteur privé de type capitaliste que du secteur public. Elle apparaît surtout comme une réponse, certes partielle, mais néanmoins pertinente, à de nombreux défis d'aujourd'hui, tant sur le plan de la cohésion sociale que du respect de l'environnement, et aussi bien en termes d'emploi que de gouvernance.
Cette percée du concept et modèle de l'économie sociale est attestée par le fait qu'avec l'appui d'acteurs et chercheurs du secteur, le professeur Defourny est parvenu à réunir en Wallonie un consensus au plan politique autour de la définition suivante de cette forme d'économie à la fois concise, claire et précise qui a été reconnue en 2008 par le Parlement wallon et en ces termes :
« Par économie sociale, on entend :
- les activités économiques productrices de biens ou de services,
- exercées par des sociétés principalement coopératives et/ou à finalité sociale, des associations, des mutuelles ou des fondations,
- dont l'éthique se traduit par l'ensemble des principes suivants: finalité de service aux membres ou à la collectivité, plutôt que finalité de profit ; autonomie de gestion; processus de décision démocratique ; primauté des personnes et du travail sur le capital dans la répartition des revenus ».
Il convient aussi de noter que, comme cela est mentionné dans l'ouvrage collectif «Économie sociale et solidaire - Socioéconomie du 3e secteur», qui est publié sous la direction de Jacques Defourny et de Marthe Nyssens, en 2017 aux Éditions De Boeck et est cité tout au long du présent apport, la définition de l'économie sociale « a été reprise dans les années 1970 par diverses instances au niveau fédéral belge, mais aussi pour la rédaction du premier Libro Banco de la Economia Social, remis au Gouvernement espagnol en 1991, ainsi que pour le Chantier de l'Économie sociale lancé par le Gouvernement du Québec en 1996.».
En revanche, le monde anglo-saxon utilise le concept « entrepreneuriat social » qui correspond assez bien à la philosophie de l'économie sociale (et de l'économie humaine).
On observe une « étonnante montée de l'entrepreneuriat social et des entreprises sociales dans pratiquement toutes les régions du monde ». Et nous pouvons d'ailleurs noter que de telles initiatives menées dans les pays du Sud sont principalement citées comme exemples dans le livre sur l'économie humaine du RIEH.
L'entrepreneuriat social a été particulièrement étudié aux USA, où une école de pensée analyse ce phénomène sous l'angle de l'innovation sociale et relève que « certains entrepreneurs sociaux emblématiques ayant réussi un tel développement ... sont de plus en plus souvent présentés comme des ' héros des temps modernes ' (Bornstein, 2004) ».
Mais une notion analogue à l'américaine est apparue aussi en Italie. En effet, le Parlement italien a voté, dès 1991, une loi offrant le statut spécifique de coopérative de solidarité sociale.
Par ailleurs, aux USA, de jeunes entrepreneurs de la Silicon Valley se sont mis à appliquer la méthodologie rigoureuse du capital-risque dans leur soutien philanthropique aux porteurs de tels projets, avec l'objectif d'en faire des « champions ».
En Europe, près de 200 Fonds se sont organisés pour procéder de façon analogue, avec un appui financier et un accompagnement de candidats sélectionnés par un appel à projets.
Plus récemment, des plateformes en ligne (social purpose online platforms-SPOPs) se sont mises en place afin de mutualiser et professionnaliser la recherche de fonds destinés aux porteurs de projets en économie sociale.
Il s'avère donc qu'alors elle était un phénomène inimaginable il y a encore peu de temps, la recherche académique autour des options d'économie sociale et d'entrepreneuriat social «se répand aujourd'hui dans la plupart des régions du monde : après une première décennie presque confidentielle , celle des années 1990, on a vu des communautés de recherche émerger de part et d'autre de l'Atlantique, puis s'étendre vers l'Europe centrale et orientale (Borzaga et al, 2008), dans la plupart des pays d'Asie de l'Est, y compris en Chine (Defourny et Kuan, 2011), ainsi qu'en Inde, en Australie, en Israël et dans plusieurs pays d'Amérique latine.».
C'est ainsi qu'au début des années 1990, le professeur Defourny créa le Centre d'Économie Social ou CES (www.ces.uliege.be). Situé dans l'École de Management de l'Université de Liège ou HEC, ce centre de recherches compte aujourd'hui une dizaine de collaborateurs et collaboratrices grâce aux nombreux soutiens obtenus de façon presque inespérée, voire au grand dam de certains collègues. Et c'est lors d'un séminaire de recherche du CES qu'a été, par exemple, présenté le 28 janvier 2020 une communication relative à des formes alternatives de philanthropie.
Le professeur Defourny a aussi fondé le réseau EMES (www.emes.net) qui met en contact 15 centres de recherches européens et dont les travaux « ont fourni les premières bases théoriques et empiriques pour une conceptualisation de l'entreprise sociale. Cette approche est le fruit d'un long travail de dialogue entre plusieurs disciplines (économie, sociologie, science politique et management), mais aussi entre les diverses traditions et sensibilités nationales au sein de l'Union européenne ».
De plus, au départ de l'Université de Liège et de l''Université catholique de Louvain, les professeurs Jacques Defourny (Ulg) et Marthe Nyssens (UCL) coordonnent le Projet ICSEM pour International Comparative Social Enterprise Models (www.iap-socent.be/icsem-projet). Fondé en 2013, ce Projet réunit actuellement 230 chercheurs de 50 pays ! Sans du tout chercher à minimiser tout ce qui est lié aux initiatives regroupées sous le vocable de l'économie sociale et de l'entrepreneuriat social, deux raisons majeures justifient sans doute le fait de ne pas vouloir réduire à celui-ci le concept d'économie humaine, même si des exemples cités dans le livre du RIEH pourraient parfois le donner à penser :
Plus fondamentalement en effet, le concept d'économie humaine souligne la nécessité d'une attention et d'une réponse à l'ensemble des besoins d'une personne et de chaque personne. Il s'inscrit dans le cadre d'un humanisme intégral qui prend en compte aussi bien les besoins matériels et sociaux que les aspirations spirituelles, tout en respectant chacune des composantes de la société, y compris et surtout les plus exploitées et/ou discriminées (femmes, minorités raciales, paysans, pêcheurs, etc.).
De plus, cet humanisme intégral n'a lui-même de sens que dans un rapport des humains avec la nature respectant et protégeant celle-ci, surtout qu'il s'agit de « notre maison commune » et que l'avenir de l'humanité même en dépend. Une « économie humaine » implique cette « écologie intégrale qui a clairement des dimensions humaines et sociales », comme l'a écrit le pape François dans son encyclique « Laudato Si’ », tout en proposant des lignes d'orientation et d'action.
Comme celles et ceux qui les promeuvent, les entreprises sociales constituent un élément très significatif de réponse à tous les défis que l'humanité doit relever. Mais il n'est évidemment pas le seul. Car ce qui est aussi en jeu, c'est toute l'organisation socio-économique, que ce soit la fixation des salaires (et des prix), les politiques de l'emploi et de la formation, l'organisation de la santé et de l'enseignement, l'aménagement du territoire, la politique agricole, etc. Le montrait déjà fort bien le livre « Chemins d'économie humaine » en renvoyant à la nécessité de syndicats, mouvements et associations luttant pour la reconnaissance des droits humains les plus fondamentaux tout autant que pour l'auto-promotion des laissés et laissées en marge de la société et du développement.
Et cela a été clairement confirmé par ce que le monde a vécu dans les premiers mois de 2020.
En conclusion, entre économie sociale et économie humaine, il y a une démarche de fertilisation croisée tant au niveau des expériences que des concepts.
a) La finalité première de l'économie sociale est le service aux membres ou à la collectivité. Ceci n'exclut pas nécessairement la recherche d'un minimum de rentabilité: "Le dégagement éventuel de bénéfices ou surplus financiers est parfaitement concevable, mais il est alors un moyen au service du développement de l’activité et non le mobile central de cette dernière."
En Europe, "Les activités peuvent s’inscrire dans des champs très divers, tels que les services de proximité, la formation et l’insertion professionnelle, le développement local et l’appui à la création d’entreprises, la finance éthique ou solidaire, la production et la diffusion culturelles, la coopération au développement et le commerce équitable, la protection de l’environnement, le recyclage et le traitement des déchets, la production d’énergies renouvelables, l’artisanat, les services aux entreprises, l’éducation et la santé, les loisirs culturels, sportifs et autres, etc."
b) " L’autonomie de gestion doit être entendue comme un positionnement en dehors de l’appareil de l’État et en dehors de groupes d’entreprises privées de type capitaliste ".
c) " La démocratie dans le processus de décision renvoie avant tout au principe « une personne, une voix »... Dans bien des cas cependant, des pratiques de gestion participative et/ou d’implication des différentes « parties prenantes » (travailleurs, bénévoles, usagers, communauté locale, autorités communales, etc.) font que les dynamiques démocratiques dépassent largement les seules prescriptions statutaires."
d) " Primauté des personnes et du travail dans la répartition des revenus : utilisation des excédents pour le développement de l’activité, rémunération limitée du capital, limitation ou absence de plus-value lors de la cession de parts de capital, répartition de tout ou partie des bénéfices entre les membres associés (usagers ou travailleurs) sous forme de ristournes ou d’autres avantages, mises en réserve pour des investissements futurs, affectation à d’autres projets à finalité sociale, etc. "
La définition de l'économie sociale a pour mérite qu'elle " ne sous-entend aucun mode particulier de financement, et qu’est donc possible un financement via le marché tout comme en dehors de celui-ci." .
En France, les coopératives ont particulièrement été étudiées et conceptualisée, par Desroches par exemple, mais il y a d'autres formes juridiques possibles (associations de type ASBL, mutuelles, etc.). Bien qu'elle renvoie à des statuts juridiques privilégiés, cette définition permet " une ouverture explicite à des sociétés commerciales qui n’adopteraient pas l’un des statuts du triptyque central, mais qui se conformeraient pratiquement aux mêmes principes que les sociétés adoptant l’un de ces statuts."
Si l'économie sociale est souvent appelée "troisième secteur", à côté des entreprises privées et du secteur public, elle n'est pas pour autant déconnectée des autres sphères de la société et de l’économie. "Au contraire, elle peut être vue comme un espace d’interactions entre :
On a tendance à opposer une économie sociale « arrivée » et une autre « arrivante ». Defourny et Nyssens font remarquer que " s’il existe des différences évidentes entre les générations d’économie sociale, il ne faut cependant pas oublier que l’économie sociale plus ancienne est elle aussi loin d’être un ensemble homogène : elle est plutôt constituée de vagues successives d’entreprises qui ont, chacune, relevé les défis de leur époque (Demoustier, 2001). Ce sont souvent leurs réussites et leur croissance qui ont engendré un besoin plus grand d’institutionnalisation, celle-ci remettant parfois – mais pas toujours – en question leurs principes fondateurs. Enfin, il est de plus en plus fréquent de voir des organisations traditionnelles établir avec de jeunes initiatives des partenariats significatifs (Favreau et Lévesque, 1996)."
Les " entreprises solidaires " constituent probablement un des fleurons de l'économie sociale " arrivante ", alors même qu'elles n'adoptent pas nécessairement les formes juridiques de l'économie sociale historique. Leur originalité est "l’insistance ... mise sur la réciprocité et l’engagement mutuel entre les personnes qui font naître l’initiative : il y a au départ une « impulsion réciprocitaire ». En effet, elles "peuvent compter sur du travail bénévole, parce que ces activités ont assez de sens pour être en partie entreprises ou soutenues sans contrepartie monétaire" tout en faisant aussi appel :
Quoiqu'en pensent certains, il faut clairement distinguer le troisième secteur - qu'est l'économie sociale - et le "non-profit sector" (NPO), particulièrement développé et étudié aux USA. Dans ce dernier cas en effet, il s'agit d'associations et fondations d’intérêt général qui respectent une "interdiction absolue de distribuer tout ou partie des excédents de l’organisation aux personnes qui la contrôlent ou la dirigent". Dans "ce concept d'économie ont exclues toutes les entreprises coopératives et mutualistes qui redistribuent une partie de leurs bénéfices à leurs membres (principalement par le biais d’une rémunération limitée des parts sociales dans les coopératives ou par une réduction des cotisations – ou un élargissement des risques couverts – dans les organisations mutualistes)."
Or, cette exigence - encouragée par la fiscalité américaine - est spécifique à ce pays mais elle est irréaliste dans le reste du monde, particulièrement dans les pays peu développés du Sud où il faut souligner " les rôles majeurs joués par des formes variées d’organisations où les dynamiques d’entraide mutuelle et d’intérêt mutuel se combinent à un intérêt communautaire plus large, comme pour la construction et la gestion de périmètres irrigués, la création de banques céréalières ou le développement de pratiques communautaires freinant la désertification des sols. "
Enfin, il faut remarquer que les organisations philanthropiques telles que les fondations sont critiquées par leur gestion très verticale, top-down, réalisée le plus souvent par des citoyens fortunés (ploutocratie), parfois même de façon assez amateuriste[1]. Ceci les distingue clairement du secteur de l'économie sociale où c'est une gouvernance horizontale et démocratique entre simples citoyens qui est la règle, du moins en principe.
"Malgré la pauvreté des statistiques disponibles sur chaque composante de l’économie sociale, des travaux du CIRIEC (Liège) ont débouché sur des estimations qui permettent d’identifier quelques grandes tendances au niveau de l’Union européenne.
En premier lieu, on constate des divergences très marquées entre les pays membres quant aux poids respectifs des trois composantes. Ainsi les associations représentent-elles en Belgique plus de 90 % des emplois de l’économie sociale, tandis que les coopératives en représentent plus de la moitié en Espagne, en Italie, en Finlande et en Slovaquie, et même les deux tiers en Pologne. Malgré leur importance en France, les mutuelles apparaissent partout comme une composante beaucoup plus mineure, du fait de leur concentration très fréquente sur le champ de la santé et de l’ampleur des responsabilités directement assumées par le secteur public en ces matières.
Globalement, enfin, c’est clairement la composante associative qui occupe le plus de travailleurs, soit plus de 9 millions de personnes, sur un total d’environ 14 millions d’emplois rémunérés dans l’économie sociale" en Europe.
En pourcentage, l'économie sociale représente généralement entre 5 et 10% de l'emploi salarié, avec une moyenne de 7,41% pour les 15 premiers membres de l'Union européenne et de 6,53% pour les 27 pays de cette région du monde.
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(*) cf « Économie sociale et solidaire – socioéconomie du 3e secteur » , ouvrage collectif sous la direction de Jacques Defourny et Marthe Nyssens, paru aux Éditions De Boeck en 2017.
[1] Songeons par exemple à la fondation Bill Gates