"Pour un développement humain, intégral, solidaire et participatif, en harmonie avec le vivant"

 
 
 
 
 
 
 
 

Projection des activités du Groupe Local de Bukavu Année 2020 Rencontres sur le terrain (FR) Ca bouge pour le RIEH en Afrique centrale !

Intervention de Michel Tissier lors d’une rencontre de jeunes entrepreneurs Bukavu, 31 décembre 2019
 

BUKAVU, 31 décembre 2019

 

 

 

Une soixantaine de jeunes entrepreneurs ont été réunis à l’initiative du groupe local du RIEH de Bukavu pour présenter leurs initiatives, analyser les problèmes qu’ils rencontrent, échanger sur des solutions.

 

 

Bukavu jeunes entrep. RIEH

 

Le terme « Jeunes entrepreneurs » désigne des créateurs d’entreprise, qu’ils soient en phase de préparation, de lancement ou de consolidation. Le statut de ces entreprises est très variable et n’est pas toujours précisément défini d’un point de vue légal, allant de l’informel à la société officiellement enregistrée, de l’entreprise individuelle à la coopérative en passant par l’entreprise réunissant plusieurs associés et des ASBL (Associations sans but lucratif) dont certaines sont en fait des entreprises dégageant des profits. A noter aussi que les créateurs d’entreprise ont souvent plusieurs affaires, que beaucoup ont par ailleurs un emploi et ont créé et gèrent leur entreprise en plus de l’activité professionnelle leur permettant de gagner leur vie. La plupart des jeunes entrepreneurs sont des diplômés, hommes et femmes, même si la majorité sont des hommes.

L’intitulé de l’intervention demandée par le Groupe local était :

« La référence à l’économie humaine dans les initiatives entrepreneuriales des jeunes ».

 

 

" Bonjour,

 

Comme secrétaire exécutif d’un réseau qui promeut l’économie humaine, je salue d’abord votre volonté de créer une entreprise dans le contexte d’un pays marqué par la misère, l’absence de services publics, le très faible nombre d’emplois accessibles sur le marché du travail formel ou informel.

 

Vous refusez la résignation,

Vous refusez de rester à attendre que l’emploi vous soit proposé par l’Etat ou par des entreprises déjà installées dans l’économie locale ou nationale,

Vous refusez aussi l’émigration, des révoltes violentes, la participation à des groupes armés et à des trafics.

Et c’est le premier mouvement encouragé par l’économie humaine face à des situations souvent désespérantes : s’engager, prendre ses responsabilités, affronter l’adversité, les multiples obstacles qu’il faut franchir, mobiliser ses ressources et d’abord ses ressources humaines : compétences, créativité, énergie, ténacité. Prendre son destin en mains. Se tenir debout.

 

Je salue aussi votre action car vous ne vous contentez pas d’entreprendre. Vous le faîtes avec le souci du bien commun et vous le faîtes en vous soutenant les uns les autres. Ces deux caractéristiques sont constitutives de l’économie humaine.

 

 

Entreprendre avec le souci du bien commun.

Vous ne cherchez pas seulement le moyen de gagner le plus rapidement possible le plus d’argent. Même si vous voulez aussi légitimement tirer un revenu décent de votre travail. Vous cherchez aussi à ce que votre entreprise contribue à apporter des solutions à des problèmes que rencontre la population.

En développant l’apiculture, vous pouvez vendre votre miel, mais vous contribuez à la restauration de la biodiversité, vous valorisez une ressource locale, vous mettez à la disposition des consommateurs un produit de qualité, bon pour la santé.

En transportant du poisson depuis le lac Tanganyika jusqu’à Bukavu, vous générez un revenu pour vous-mêmes et vos associés, mais vous permettez aussi aux pêcheurs de développer leur activité, de se doter de chambres froides et aux consommateurs de ne pas s’empoisonner avec du poisson avarié.

En valorisant les déchets plastiques pour en faire des pavés de construction ou du combustible, vous développez un business, mais vous protégez aussi l’environnement et participez à l’économie circulaire.

 

Vous n’êtes pas seulement des jeunes entrepreneurs, vous êtes des entrepreneurs pour le bien commun, responsables de leur impact sur la société, vous êtes des entrepreneurs sociaux et citoyens. J’y reviendrai plus loin.

 

 

Entreprendre en se soutenant les uns les autres.

Vous n’êtes pas des soldats de la guerre économique qui considèrent que pour se faire sa place, il faut écraser les autres. Face à l’immensité des besoins, vous pratiquez la coopération. Vous échangez les techniques qui marchent. Le fiscaliste aide les autres entreprises à résister aux autorités qui prétendent percevoir des taxes indues. Vous mettez en commun des services de marketing, de communication. Les entreprises de finance de proximité soutiennent les projets des entreprises de production ou de services.

 

Vous voulez promouvoir ensemble vos produits dans une maison des jeunes entrepreneurs. Vous partagez ainsi les savoirs et les savoir faire, dans une forme d’éducation mutuelle.

 

Enfin, autre caractéristique majeure de l’économie humaine, vous cherchez ensemble à peser sur les politiques publiques pour qu’elles visent à promouvoir le bien commun et non pas à servir les intérêts de ceux qui occupent le pouvoir politique. Un des exemples les plus cités lors de cette réunion est celui de la fiscalité. En vous regroupant et en mettant à profit les compétences de juristes, vous pouvez refuser les taxes indues et intervenir pour que le système soit simplifié et plus juste, notamment en ne demandant des taxes que lorsque l’entreprise a commencé à percevoir des bénéfices.

 

 

Qu'est ce qui caractérise une entreprise ayant le souci du bien commun ?

 

Je reviens maintenant sur ce qui caractérise une entreprise ayant le souci du bien commun. On peut dire aussi une entreprise responsable, ou qui prend en compte ses impacts sur ses parties prenantes, ou encore qui s’inscrit dans la perspective de l’économie humaine. On peut identifier quatre domaines de responsabilité.

La responsabilité s’exerce tout d’abord vis-à-vis des personnes qui travaillent pour l’entreprise : ses salariés directs, mais aussi les personnes qui, sous des statuts différents, dépendent d’elles.

Quelles conditions d’emploi, notamment face à la précarité ?

Quelles conditions de rémunération, notamment pour qu’un travail à temps plein permette d’avoir une vie décente ?

Quelles conditions de travail, notamment pour limiter la pénibilité et le stress ?

Quelle protection sociale pour faire face aux accidents du travail, à la maladie, à la vieillesse ?

 

Les réponses à ces questions dépendent beaucoup du contexte des pays où s’exerce l’activité. Les références se trouvent en partie dans les législations nationales qu’il s’agit de respecter dans leur esprit et dans leur lettre. Dans les économies informelles, on peut aussi identifier ce qui est considéré par la communauté comme juste ou injuste. Mais la référence majeure, pour les entrepreneurs engagés à rechercher le bien commun, se trouve dans les conventions de l’OIT, l’Organisation internationale du Travail, dont les conditions d’élaboration garantissent l’universalité, puisque tous les pays y participent, avec trois collèges : celui des employeurs, celui des salariés et celui des gouvernements. Or parmi ces conventions, certaines ont un caractère absolu et engagent tous les pays membres de l’OIT, qu’ils les aient ou on ratifiées. Et ce socle universel, au cœur de l’engagement des tenants de l’économie humaine comprend : la liberté de s’organiser, la promotion de la négociation collective et le refus des discriminations de toutes sortes. Il y a donc là un point de repère, y compris dans les contextes les plus difficiles comme ceux que vous connaissez : que tous ceux qui travaillent pour l’entreprise puissent s’organiser collectivement librement, que les conditions d’emploi, de rémunération, de travail, de protection sociale soient négociées et qu’aucune discrimination ne soit pratiquée.

 

T​endre vers l’économie humaine

En complément des conditions d’emploi et de travail, tendre vers l’économie humaine, c’est aussi chercher à ce que les salariés puissent participer à l’organisation du travail, aux conditions à mettre en œuvre pour assurer la qualité des produits et des services, pour réduire les coûts, pour apporter des améliorations, voire des innovations techniques.

On pourrait dire, viser à ce que les salariés soient entrepreneurs dans l’entreprise, qu’il soit fait appel à leur créativité, que l’entreprise soit un lieu où s’exerce l’intelligence collective. La difficulté est de conjuguer cet objectif avec l’inégalité de statut qui résulte de la situation de salarié. Vis-à-vis d’un employeur. La gestion de cette complexité est un champ d’expérimentation pour les tenants de l’économie humaine.

 

La seconde responsabilité s’exerce vis-à-vis des autres acteurs de la chaîne de valeur dans laquelle s’inscrit l’entreprise

Les fournisseurs en aval, les clients en amont, les partenaires auxquels l’entreprise s’associe pour produire des biens et des services. La perspective de l’économie humaine est que chaque acteur de la chaîne doit pouvoir faire valoir ses intérêts dans une relation équilibrée. Par exemple, l’entreprise de production de jus de fruit organise une relation durable avec des communautés de producteur de canne à sucre ou de fruits, pour qu’ils puissent augmenter leur production et augmenter leurs revenus. Elle garantit aussi aux consommateurs un produit sain et de qualité. Le principe est que toutes les parties sont gagnantes. Mais la mise en œuvre concrète de ce principe dans des contextes très différents est souvent difficile. Comment les intérêts de chacun peuvent-ils être pris en compte, alors que le risque permanent est que s’imposent l’intérêt et la vision de l’acteur le plus riche et qui a le plus de pouvoir. La démarche proposée par l’économie humaine est que chacun des acteurs de la chaîne s’organise collectivement et engage avec les autres une négociation.

A noter que cette démarche est différente de celle où l’une des parties impose son cahier des charges et exerce unilatéralement un contrôle pour s’assurer qu’il est respecté. Ce qui peut être le cas pour le commerce équitable ou pour les labels environnementaux.

Les producteurs doivent être partie prenante de la définition du cahier des charges et des conditions dans lesquelles il est contrôlé. L’organisation collective apparaît particulièrement nécessaire pour les consommateurs face au pouvoir des distributeurs ou des grands producteurs.

Les entrepreneurs sociaux et citoyens que vous êtes cherchent-ils le dialogue avec les consommateurs organisés ?

 

La troisième responsabilité s’exerce vis-à-vis de l’environnement naturel.

Les objectifs à prendre en compte sont connus : réduire les prélèvements sur les ressources non renouvelables, lutter contre le réchauffement climatique, réduire les atteintes à la biodiversité et au contraire la restaurer, réduire les déchets et en recycler le plus possible. L’impact de l’entreprise se joue d’une part dans le produit lui-même, d’autre part dans le processus de production. Par exemple, des pavés produits à partir de la transformation de déchets plastic et utilisables pour le bâtiment et les travaux publics ont un impact positif sur l’environnement. Reste à analyser les impacts du processus de production lui-même : énergie utilisée, types de rejets. L’approche globale de l’économie humaine conduit à la fois à prendre en compte l’ensemble des impacts et à considérer qu’il y a toujours des arbitrages à faire pour trouver la meilleure solution.

 

La quatrième responsabilité s’exerce vis à vis de la société dans laquelle l’entreprise mène son activité.

Souvent les entreprises qui se présentent comme responsables mettent en avant le financement qu’elles apportent à des activités sportives, culturelles ou caritatives. La limite n’est pas toujours claire avec un sponsoring et un investissement publicitaire. Le cœur de la responsabilité sociale est ailleurs. L’entreprise utilise à son profit beaucoup de ressources fournies par la société : la qualification de la main d’œuvre, des infrastructures de transport pour ses approvisionnements, la distribution de ses produits, le déplacement de son personnel, des infrastructures d’énergie. La responsabilité première est de contribuer à la reconstitution ou à la maintenance de ces ressources. Tout d’abord en s’acquittant de ses impôts et en participant à l’organisation de la formation, notamment professionnelle.

 

La relation à la société se joue aussi sur un autre plan, non pas pour chaque entreprise prise individuellement, mais pour les entreprises collectivement. Et là, votre volonté de vous regrouper, de vous organiser ensemble a toute sa portée. Non seulement pour vous entraider, mais pour participer ensemble à l’organisation de la société. Dans la perspective de l’économie humaine, il est à la fois important que ces organisations d’entrepreneurs existent et que leurs interventions visent non pas seulement leurs intérêts particuliers, mais l’intérêt général de la société. Vous avez plusieurs fois cité les organisations professionnelles existantes pour dire qu’elles fonctionnaient comme des clubs assez fermés, vous apportant peu de soutien ou même vous mettant des bâtons dans les roues, entretenant des relations de complicité avec les autorités locales. Je vous invite donc à faire évoluer ces organisations, soit de l’intérieur, en y adhérant, soit de l’extérieur en créant vos propres organisations sur une base d’ouverture, de transparence et de concertation avec les autres acteurs de la société.

 

En conclusion, en vous inscrivant dans la perspective de l’économie humaine, vous n’adoptez pas un modèle. Vous faîtes le choix d’un engagement. Les lignes directrices que j’ai tracées ne suffisent pas à déterminer ce qu’il convient de faire. Vous avez à les décliner dans le contexte qui est le vôtre et que vous connaissez bien mieux que moi. Et pour cela, il est important de débattre entre vous pour trouver les façons d’agir qui sont les mieux adaptées.

C’est un des rôles du groupe local du Réseau international d’économie humaine auquel je vous invite à participer."

 

Michel TISSIER 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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